Forum sur la musique classique
 
AccueilAccueil  RechercherRechercher  S'enregistrerS'enregistrer  Connexion  
Le Deal du moment :
Jeux, jouets et Lego : le deuxième à ...
Voir le deal

 

 Le mystère de la mort d'Anton Webern

Aller en bas 
AuteurMessage
joachim
Admin
joachim

Nombre de messages : 27111
Age : 77
Date d'inscription : 19/08/2006

Le mystère de la mort d'Anton Webern Empty
MessageSujet: Le mystère de la mort d'Anton Webern   Le mystère de la mort d'Anton Webern Empty2023-07-21, 12:32

Mittersill, c’est le nom de cette petite bourgade, logée au cœur des Alpes autrichiennes. Nous sommes le 15 septembre 1945 et un accident vient de se produire. Le soir est tombé et on a entendu trois coups de feu du côté de la maison de l’ancien officier SS Benno Mattel. Le beau-père de ce dernier a été touché de trois balles dans le ventre, et a juste eu le temps de rentrer dans le salon avant de s’y effondrer. Et ce beau-père n’est autre qu’Anton Webern, immense compositeur autrichien, grand représentant du dodécaphonisme et figure de proue de ce qu’on a appelé la Seconde Ecole de Vienne. Mais que faisait Webern dans cette petite ville, à cet endroit-là, à ce moment-là, qui lui a tiré dessus et pourquoi ?

Avant de nous pencher sur l’accident en question, et cette funeste soirée du 15 septembre 1945, il serait peut-être utile de rappeler le parcours d’Anton Webern, mais pas seulement son parcours musical. Son parcours de vie et ses choix, parfois étonnants. Et vous allez voir qu’au bout du compte, ce n’est pas un hasard si Anton Webern s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

Anton Webern a des origines aristocratiques. En effet, jusqu’en 1918, il s’appelait d’ailleurs Anton von Webern, avant qu’il n’abandonne cette particule. C’est sa rencontre avec son professeur de composition Arnold Schönberg qui va littéralement guider toute sa trajectoire.

Comme Schönberg et comme son ami Alban Berg, il va assez vite quitter les rivages de la tonalité pour flirter du côté de la musique atonale. Il en est là dans son parcours quand la Première Guerre mondiale éclate. Anton Webern est patriote. Très patriote. Peut-être un peu trop. Quoi qu’il en soit, il s’engage volontairement, mais il sera bien vite réformé à cause de sa mauvaise vue. C’est à ce moment-là qu’il va commencer à diversifier ses activités. A côté de son métier de compositeur, il sera aussi chef d’orchestre d’opérettes. Rien à voir avec la musique atonale. D’ailleurs, tout au long de sa vie, il assumera très mal cette étiquette de conducteur d’opérettes. Sans compter que ça lui causera un nombre invraisemblable de déboires tant professionnels que de santé.

Les années vont passer et à partir de 1938, quand l’Autriche est rattachée à l’Allemagne hitlérienne, les choses se compliquent pour Webern. D’abord parce qu’avec son nom, il sera longtemps considéré, à tort, comme juif. Mais surtout parce que l’art qu’il pratique, la musique atonale, la musique sérielle, le dodécaphonisme, est considéré comme dégénéré par le régime nazi. Pour Hitler, la musique (et l’art en général) se devait d’être héroïque, pour accompagner la propagande et l’effort national. Ainsi, à peu près tout ce que la musique classique et contemporaine et les arts plastiques avaient enfanté de novateur au cours des 50 dernières années - cubisme, dadaïsme, surréalisme, ou encore, en musique, dodécaphonisme - s’est retrouvé sur la liste noire, et c’est discrètement – presque mentalement – que Webern va continuer à le pratiquer, cet art dit "dégénéré".

Aussi paradoxal que ça puisse paraître, Webern n’était pas un farouche opposant au nazisme. À son arrivée au pouvoir, il avait même des sympathies envers Hitler (sans pour autant le crier sur tous les toits). Evidemment quand la guerre a éclaté, il a bien été obligé de revoir son opinion, ses amis musiciens, juifs surtout, étant contraints à l’exil. Mais, malgré sa mise au ban de la vie culturelle autrichienne pour cause d’art dégénéré, Webern va choisir de rester à Vienne. C’est là qu’est sa famille, c’est là qu’il a toujours vécu, et c’est là qu’il pratique (plus discrètement, c’est vrai) son art.

Et puis, Webern est patriote. Envers et contre tout. Et comme lors de la première guerre mondiale, il va s’enrôler dans l’armée. Nous sommes en 1943 et il rejoint les unités de défense anti-aérienne. Et un peu comme la première fois, son passage sous les drapeaux sera bref et il finira par rentrer chez lui, à Maria Enzersdorf, dans la banlieue de Vienne. A partir de là, son rapport à sa ville (et peut-être à son pays) va changer. Et, c’est moins par contrainte d’exil que par besoin de sécurité que Webern (et sa famille) vont tenter – plusieurs fois, sans succès – de fuir l’Autriche.

Et ce choix initial de rester à Vienne va se transformer en obligation de demeurer dans une ville qui, si elle n’est pas encore sous les bombes, voit se rapprocher les combats et sent de plus en plus le soufre. Plus tard, la femme de Webern racontera que c’est à cette époque qu’Anton se repliera sur lui-même, qu’il deviendra plus taiseux qu’il ne l’était déjà, il va commencer à passer des heures à composer mentalement, presque en méditation. Un état de réclusion qu’on peut clairement qualifier de dépressif. Mais deux événements, l’un historique et l’autre personnel, vont changer le cours de sa vie : un sérieux revers de l’armée allemande du côté de la Hongrie et la mort de son fils Peter, tombé au front du côté de Zagreb en Croatie.

En février 1945, deux événements tragiques vont définitivement chambouler la vie d’Anton Webern : son fils Peter, aussi patriote que son père et qui était resté dans l’armée, va mourir sous les bombes à Zagreb. Une mort dont Webern ne se remettra jamais. Le second événement marquant est cette opération de contre-offensive allemande qui va virer à la débâcle, à l’ouest de la Hongrie, tout près de la frontière autrichienne. C’est ce qu’on a appelé l’Opération Frühlingswachen (le Réveil du Printemps) et qui n’aura rien réveillé du tout puisque l’armée allemande – en panne de carburant et sujette à une démoralisation généralisée – ne sera pas parvenue à déloger les troupes soviétiques, stationnées à quelques kilomètres à peine des frontières autrichiennes. Résultat des courses, les troupes du Reich se replient sur Vienne. Pour la population locale, c’est le début de 10 jours de bombardements soviétiques absolument terribles. Nous sommes à la fin mars 1945 et le siège de la ville n’est plus qu’une question de jour.

Pour Webern, il est impératif de partir. Et avec sa famille, il va enfin parvenir à se réfugier à l’est du pays, dans les Alpes autrichiennes. Ils vont quand même mettre plusieurs semaines à parcourir les 400 kilomètres qui séparent Vienne de la petite ville de Mittersill. Ils achèveront même le trajet à pied, exténués, mais sains et saufs. Et pendant ce temps, l’Allemagne nazie capitule le 8 mai.

Arrivé à Mittersill, on pourrait se dire qu’Anton Webern va aller mieux. La guerre est finie, il y a certes ces satanés couvre-feux et quelques privations, mais il est en sécurité avec toute sa famille. Sa femme, ses filles, son beau-fils, ses petits-enfants. Tout le monde est à Mittersill. L’air vivifiant des Alpes aurait pu lui faire retrouver des couleurs, recouvrer le goût de la composition effrénée, de l’innovation, de tout ce qui caractérisait sa musique, et avec elle toute la démarche de la Seconde Ecole de Vienne.
Mais Webern est beaucoup trop éprouvé par son histoire pour reprendre le dessus. Il faut dire qu’il a aussi sombré dans l’alcool depuis quelques années déjà. Et puis, il y a cette étrange obsession qui semble ne plus le quitter : régulièrement, Webern va confier à sa femme Wilhelmine, dans des délires alcooliques, qu’il a tué un homme. Il va le répéter sans cesse, sans donner plus d’explications. "Il ne semblait pas s’adresser à moi, dira-t-elle. Ou même à lui-même. On aurait plutôt dit qu’il parlait à un fantôme qui hantait la pièce." Sa famille pensait à un acte commis pendant la guerre, à un épisode traumatisant qui, avec la boisson, serait devenu une obsession. Mais peut-être parlait-il là au souvenir de son fils Peter, disparu quelques mois plus tôt, et dont il endossait peut-être la responsabilité de la mort. Après tout, il lui avait peut-être transmis cette espèce de fibre patriotique aveugle qui l’avait mené dans un premier temps sous les drapeaux, et puis, par voie de conséquence sur ce champ de bataille, en février 1945, où il avait perdu la vie. Peut-être que c’est à lui qu’il s’adressait dans ses délires, allez savoir, peut-être était-ce son fils, cet homme qu’il disait avoir tué.

Parfois, Webern semblait reprendre le dessus, comme par hasard après avoir passé quelques jours sans boire, il se mettait à reparler de musique. L’été à Mittersill n’avait pourtant pas été de tout repos : le compositeur était tombé malade, il avait frôlé la mort, mais il avait fini par se remettre sur pied. Peu à peu, il semblait se faire à l’idée de retourner à Vienne, en tout cas lorsque les traces des bombardements et des combats n’empêcheraient plus la vie de reprendre son cours. Mais l’été s’achève et Webern n’aura pas eu le temps de le faire. Nous sommes au soir du 15 septembre 1945.

Le 15 septembre, la guerre est terminée depuis un peu plus de 4 mois mais un peu partout, des factions alliées sont postées pour faire respecter un couvre-feu. Ça faisait plusieurs semaines qu’Anton Webern n’avait plus vu sa fille, précisément à cause des contraintes liées à ce couvre-feu, et ce soir-là, il avait quand même décidé de braver l’interdit pour se rendre, avec sa femme Wilhelmine, chez sa fille et son beau-fils, pour partager un repas avec leurs trois enfants.
Le repas a été copieux et, après le dessert, Anton Webern, comme à son habitude, décide d’allumer un cigare, mais – pour ne pas importuner les enfants, ni les autres convives – il sort sur la terrasse pour fumer. Et c’est là qu’il va tomber nez à nez avec un soldat américain, Raymond Bell. La suite des événements est enrobée de mystères, personne n’étant en mesure d’expliquer ce qu’il s’est réellement passé. Tout ce que l’on sait, c’est que le soldat a bien tiré trois fois sur le compositeur, le tuant pratiquement sur le coup.

Personne n’a été témoin de l’incident, si ce n’est l’auteur des coups de feu, Raymond Bell qui, pendant longtemps va jurer que le musicien l’a agressé et qu’il n’a fait que se défendre. Mais c’est un scénario très peu probable : le caractère, plutôt apaisé – voire prudent – de Webern, son âge, 61 ans, et surtout son état de santé d’alors laissent peu de doutes sur le fait qu’il ne représentait aucun danger, et qu’il n’aurait probablement pas été en mesure d’agresser quiconque.
Le militaire sera jugé et il apparaîtra qu’il était ivre au moment des faits : il sera condamné à 10 jours d’emprisonnement, avant d’être renvoyé chez lui, en Caroline du Nord. Et c’est peut-être autant les remords que l’alcoolisme qui l’emporteront une quinzaine d’années plus tard. Raymond Bell emportera son secret dans la tombe puisqu’on ne parlera plus jamais de cette histoire.

On gardera cette version officielle : Webern aura "oublié" le couvre-feu, et une sentinelle aura tiré sur lui par mégarde. Mais c’est en 1961, juste après la mort de ce Raymond Bell qu’un musicologue autrichien réputé, Hans Moldenhauer, va tenter de faire la lumière sur les circonstances exactes de cet événement tragique.

Hans Moldenhauer se heurte d’abord aux affres de l’administration, du manque de documentation, et des services d’archives qui ont toutes les peines du monde à récolter des informations précises de l’époque. Mais petit à petit, il réussit à entrer en contact avec d’anciens militaires américains de la 42e division d’infanterie dans laquelle servait Raymond Bell. Et peu à peu, il commence à comprendre.

Le soir du 15 septembre 1945, ce n’est pas un hasard si Raymond Bell se trouve à proximité de cette maison. Il n’est d’ailleurs pas tout seul, à ses côtés, il y avait un autre soldat, Andrew Murray. Et ensemble, ils effectuaient une opération de démantèlement d’un réseau de marché noir. A la tête de ce réseau, un homme, un ancien officier SS… Benno Mattel, le beau-fils d’Anton Webern. Bell et Murray se sont donc rendus chez Mattel pour l’arrêter. Et alors qu’ils s’apprêtaient à entrer discrètement dans la maison par une porte secondaire, Raymond Bell a entendu du bruit de l’autre côté du bâtiment. Il fait demi-tour, et quand il est arrivé au niveau du porche, devant la maison, il est tombé nez à nez avec Anton Webern. Un peu plus tard dans la nuit, Benno Mattel et son épouse (la fille d’Anton Webern) seront effectivement arrêtés pour contrebande et passeront un an derrière les barreaux. A leur sortie, on dit qu’ils ont fui vers l’Argentine (comme beaucoup d’Allemands au passé trouble à l’époque), où l’on perd définitivement leur trace.


Il existe tant de versions des derniers instants du compositeur Anton Webern, qu’on pourrait vite s’y perdre. Aucune hypothèse n’est vérifiable, puisque l’auteur des coups de feu, Raymond Bell, n’est plus de ce monde.
On a d’abord dit que ce Raymond Bell se livrait lui-même à de la contrebande et que, en apercevant dans la pénombre une lumière de cigarette ou de cigare, il se serait cru espionné, aurait tiré en direction du point rouge, en abattant alors, pour rien, le pauvre compositeur. On a aussi raconté (et ça, c’était version du soldat mais qui ne vaut pas grand-chose puisqu’il était ivre) que Webern l’aurait agressé. Mieux encore, comme il est à présent avéré que le gendre d’Anton Webern, Benno Mattel était le contrebandier, on a dit que le compositeur aurait voulu protéger sa fuite en se prenant une balle, volontairement, pour tenter de faire diversion. Une version un peu romanesque sans doute loin de la réalité. Il aura même été avancé que c’est peut-être le gendre lui-même qui aurait abattu son oncle, témoin malheureux de son petit trafic avec l’armée américaine.

Pour aller plus loin dans l’histoire, vous pouvez vous plonger dans la lecture du roman "La Mort d’Anton Webern" de l’autrichien Gert Jonke, paru aux éditions Verdier, et où l’auteur imagine une discussion, tant avec le soldat Raymond Bell qu’avec sa victime, en s’interrogeant sur cette mort absurde et pourtant, à sa façon, pleine de sens. Comme si ce destin-là avait été écrit.

Vincent Delbushaye


Source : https://www.rtbf.be/article/la-mort-nimbee-de-mystere-d-anton-webern-legitime-defense-grossiere-erreur-ou-assassinat-11228894?utm_campaign=Musiq%273_+19-07-2023&utm_medium=email&utm_source=newsletter
Revenir en haut Aller en bas
 
Le mystère de la mort d'Anton Webern
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Le mystère de la mort de Tchaikovski
» Le mystère de la mort d'Albéric Magnard
» Anton Webern (1883-1945)
» Miloslav KABELAC (1908-1979)
» Jules Massenet (1842-1912)

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Toutes les musiques du monde :: Musique classique :: Histoire de la musique-
Sauter vers: