La grande violoncelliste Sonia Wieder-Atherton, élève de Mstislav Rostropovitch et Natalia Shakhovskaïa, a donné un concert à Moscou.
Elle a étudié à Paris et Moscou, et unit avec virtuosité les manières française et russe de jouer du violoncelle. Au Conservatoire de Paris, elle a été récompensée à la fois comme violoncelliste et comme interprète de musique de chambre, et a également reçu le prix international Rostropovitch de violoncelle. À son répertoire : tous les chefs-d'oeuvre mondiaux pour violoncelle, ainsi que des compositions d'auteurs contemporains. Lui ont dédié leurs travaux des artistes comme Betsy Jolas (Épisode Cinquième), Moris Ohana (In Dark and Blue) ou Pascal Dusapin (Incisa et le concerto pour violoncelle Celo).
On joue Alexandre Nevskiï de Prokofiev. La salle s'emplit de sons, qui peu à peu pénètrent la peau, chamboulent l’estomac.
Sonia, explique-moi comment tu joues : par à-coups ?
- Si je pouvais expliquer… C'est différent à chaque fois…
Élève de Mstislav Rostropovitch et Natalia Shakhovskaïa, Sonia Wieder-Antherton apporte en Russie son programme « Corde orientale ». Avec l'ensemble franco-russe Niguna, ils jouent Prokofiev, Krawczyk, Bartók, des airs yiddish traditionnels. La violoncelliste ne se lasse pas, dans son travail, de revenir à ses racines, origine américano-roumaine oblige. « De l'Europe centrale à l'Orient s'étend un territoire où la musique est devenue, avant tout, un moyen de transmettre ce qu'il était impossible de dire avec des mots. La Russie, sous l’ensemble des régimes qu’elle a connus, a vécu sous les règles de la peur, de la terreur. Mais hors de la terreur, à côté d'elle, a toujours existé une force, explosant parfois à l'intérieur et parfois au grand jour. Quand la musique parlait, elle le faisait pour ceux qui étaient privés du droit à la parole. » Les musiciens de Niguna échangent dans un mélange de français et d'anglais, mi-phrases, mi-chuchotements, finissent d’annoter leurs partitions, précisent des accents.
- Ma petite Olga, un peu de moderato dans la dernière mesure.
- Allez, reprenons à la page deux.
Sonia ferme les yeux, commence de jouer et, semble-t-il, son âme coule de l'archet et le violoncelle adhère au corps. Ses longs cheveux noirs, négligemment attachés sur la nuque, se fondent presque avec les cordes, les boucles débordent des chevilles, les doigts s'agrippent passionnément aux cordes. La petite salle de répétition ne peut contenir toute cette puissance, qui s'échappe vers le ciel, à travers le plafond de verre. Ils forment un tout, ils sont la quintessence du son, de l'amour, de la vie.
« Mon programme est un voyage en Europe orientale, lieu unique où se sont mélangées plusieurs cultures. En son temps, le grand empire austro-hongrois a réuni, sous son aile à la fois protectrice et oppressive, des peuples très différents, et chacun d'entre eux a tout fait pour préserver son identité culturelle. Cette résistance a puisé ses forces, avant tout, dans l'amour pour la langue maternelle, interdite. Janáček, Mahler, Martinů y ont prêté l’oreille, travaillant des thèmes populaires, construisant autour d’elle leur monde musical. Interpréter les oeuvres de ces compositeurs, c'est d’abord entrer dans leur relation à la langue maternelle. »
Depuis l'enfance, elle est attirée par le monde des sons. Elle s'est essayée à plusieurs instruments – le piano, la guitare – mais c’est dans le violoncelle qu’elle s’est trouvée. « En entendant pour la première fois ce son, je suis tombée amoureuse. »
Et puis il y a eu les études, à Paris et à Moscou. Pourquoi précisément la Russie ? « J'avais entendu dire qu'on jouait différemment ici. Comme si l'instrument chantait. J'ai écouté Rostropovitch, Oïstrakh, Piatigorsky, et j'ai pensé que c’était, en effet, un jeu tout à fait autre. J'ai cherché, tenté de comprendre, je m’y suis mise moi-même, essayé d’imiter la manière, regardé des photos… Ensuite, au cours d’un stage d'été, j'ai fait la connaissance de Natalia Nikolaevna Skakhovskaïa, qui m'a peu à peu ouvert le secret. »
- Aurélie, que s’est-il passé?
- Mon sol s'est cassé.
Pendant que la harpiste Aurélie Saraf ajuste une nouvelle corde, Sonia annonce une pause. Les musiciens agrafent les partitions, pincent les notes. Avant de sortir fumer une cigarette, Sonia pose le violoncelle dans une gaine d’un blanc de neige. « Allez, parlons russe ! ». Difficile de croire que Sonia, à son arrivée en Russie, ne connaissait que quelques mots de russe. Elle a appris la langue pendant qu'elle vivait en foyer d'étudiants. Et se souvient, amusée, qu'elle n'allait pas souvent en cours. Elle a un sourire ensorcelant, des yeux gris cendré pénétrants et un accent délicieusement chaleureux. Sonia parle doucement, délicatement, sa voix est une nouvelle mélodie, que l’on entend ici et maintenant, qui sort du coeur.
« La musique vibre plus à Moscou, elle vibre partout. Peut-être est-ce différent dans d'autres villes russes, je ne sais pas. Mais ici, il est évident que chaque jour de la vie des gens est remplie de musique, et cela se sent. » En Russie et en Europe, on perçoit la musique différemment et on l'étudie autrement. « Les études, ici, sont comme un grand atelier dans lequel on travaille sur absolument tout : la technique, la virtuosité, l’art de l'interprétation… Ici, on apprend comment venir à bout de l'émoi. On ressent le temps différemment en Russie. En France, c’est différent. Là-bas, on veut que les gens fassent tout très jeunes, on finit le conservatoire à 22-23 ans. En Russie, à cet âge, on commence seulement, pour donner le temps de s'épanouir. »
- Peut-être peut-on reprendre à la page 4 ?
- Non. Reprenons depuis le début, c'est mieux.
« Il est très possible que, dans notre pays, il se produise très bientôt, dans la culture, un vide, qui sera rempli d’« écume », c'est-à-dire de choses brillantes, fausses, sans profondeur. Cette écume va nous étouffer, et on ne sait pas bien ce qui y survivra ou non. J'ai l'impression que cette période concerne tous les pays. Mais les choses profondes, celles qui sortent de l'âme, se fraient toujours leur chemin. Même quand la situation semble sans issue, la voie se trouve toujours. Les gens, tôt ou tard, réalisent, comprennent qui fait quoi ; et le chemin se poursuit ».