Une version que je ne connaissais pas, parue en 2014 : J'y joint le commentaire du livret, qui détaille bien l'historique et les mouvements de cette messe magnifique. Ceci à défaut de l'analyse promise par Pianoline

La Messe en si mineur se détache de l’ensemble prodigieux de musique sacrée vocale de Bach, non seulement par sa qualité musicale extraordinaire, mais du fait qu’elle ne fut pas composée pour une occasion spécifique. Il est peu probable que Bach ait pu espérer l’entendre en entier. Hors l’improbabilité d’exécuter, lors d’un office religieux, une œuvre qui dure presque deux heures (privilège réservé fréquemment, semblerait-il, aux sermons) une Missa tota n’aurait pu être exécutée dans une église protestante, Luther ayant supprimé de la Liturgie toutes les sections contenant des références au sacrifice du Christ. Le fait que le texte de la Messe n’adhère pas au format proscrit par Rome et que les sections finales ne suivent pas un plan liturgique laisse supposer qu’elle n’aurait pas non plus été interprétée dans une église catholique. Il semble que le compositeur ait consacré une partie de ses dernières années à écrire une œuvre qui devait représenter le couronnement de sa carrière; un testament pour les générations à venir; une occasion unique qui lui permettrait de sceller sa foi en Dieu dans son œuvre de musicien.
C’est vers le milieu des années 1730 que Bach prend conscience de sa propre place au sein de la dynastie Bach, et il dessine un arbre génélogique autour de ses 50 ans (1735). Il connait l’existence de ses ancêtres musiciens du XVIIe siècle et interprète régulièrement les motets de ses oncles Johann Christoph et Johann Michael Bach: il se rend compte également que ses propres fils, suivant la tradition familiale, sont en passe de devenir des compositeurs reconnus. Bach va jusqu’à établir une archive familiale de manuscrits. Au cours des années 1740, son ambition se détourne des fonctions routinières de maître de chapelle, poste qu’il a tenu dans divers lieux depuis plus de 25 ans, et s’oriente vers une connaissance plus approfondie de la science musicale, quoiqu’il n’ait jamais permis au niveau musical du Thomaskirche d’en souffrir. Non seulement, il s’acharne à écrire du musique plus haut niveau mais souhaite de toutes ses forces donner à cette musique la grandeur d’une architecture structurale plus évoluée, une intégrité intérieure et un esprit novateur. En musique instrumentale, le résultat fut Der Kunst der Fuge («L’Art de la Fugue»). En musique sacrée, se tournant vers la tradition antérieure à Palestrina (dont il connait et admire l’œuvre) jusqu’au chant grégorien, il réalise de façon magistrale la mise en musique d’un texte qui, pense-t-il, sera éternel: la Messe.
De loin sa plus importante mise en musique en ce qui concerne une Messe, Bach ne cherche pas à créer d’emblée avec la Messe en si mineur une œuvre unique en plusieurs mouvements car conscient de la postérité, il adapte certains mouvements écrits au cours des 30 années précédentes, les considérant sans doute comme des exemples modèles de son travail. Mais il ne s’agit en aucun cas de rassembler uniquement des mouvements divers pour en faire une anthologie: l’œuvre est structurée de façon méticuleuse, et plusieurs des mouvements se basent sur du matériel si profondément réorchestré qu’il ne reste de la composition d’origine que des éléments thématiques.
Missa
Il est possible que la Missa (le «Kyrie» et le «Gloria») ait été interprétée à Dresde peu après sa composition (1733). Ce n’est pas la première fois que Bach se sert d’un ouvrage aussi exceptionnel dans le but de faire avancer sa carrière. Il présente l’ensemble des partitions de la Missa à l’Electeur Frédéric Auguste de Saxe avec la dédicace suivante:
«Très Illustre Prince-Electeur, Seigneur Très Gracieux, C’est avec le plus profond Dévouement que je remets à votre Altesse Royale ce maigre produit des connaissances que j’ai acquises en Musique, et vous demande très humblement de daigner l’examiner d’un œil généreux comme il sied à votre Bonté qui est connue de par le monde entier. Je prierais votre Altesse de ne pas le juger selon la pauvreté de sa Composition; et de daigner me prendre sous votre très puissante Protection. Depuis plusieurs années et jusqu’à ce jour, je suis Directeur de Musique dans les deux Eglises principales de Leipzig, mais j’ai eu à souffrir divers affronts nullement mérités et à subir une diminution des Honoraires que je perçois pour ce Poste. Poste qui pourrait m’être entièrement retiré si votre Altesse Royale ne m’accorde la faveur de me conférer la position de Maître de votre Hoff-Capelle, et en vue de cela que vous donniez l’ordre aux autorités concernées pour qu’un Décret soit stipulé; cette action des plus généreuses en réponse à mon humble requête me rendrait obligé pour toujours à l’égard de votre Altesse Royale, à qui je devrais une obéissance sans faille et une diligence des plus constantes et absolues en composant la Musique pour l’Eglise et pour l’Orchestre au bon vouloir de votre Altesse Royale, et je dévouerais toutes mes compétences à votre service. Je reste loyalement le très humble serviteur de votre Altesse Royale, Johann Sebastian Bach, Dresde, le 27 juillet 1733.»
Contrairement à la demande d’emploi liée aux des Concertos «Brandebourgeois», cette tentative finit par réussir, car Bach obtient le poste qu’il souhaite, celui de Hofkapellmeister de Saxe, vers la fin de 1736.
La Missa qu’il présente pour justifier sa promotion est d’une envergure considérable. Elle consiste en deux mouvements composés de douze sections en tout, et dure près d’une heure. Dans ces sections sections, l’heritage de Bach envers la musique d’autrefois est clairement démontré: de la polyphonie de la Renaissance dans l’utilisation de styles archaïques et dans l’absence de l’aria da capo, fort présent à l’époque. D’un autre côté, sa vision géniale est démontrée dans la structure tonale, sa façon de déployer les styles, son instrumentation et sa technique de composition «modernes».
Le «Kyrie» se divise conventionnellement en trois parties. L’ampleur de la progression en accords du début est suivie d’une fugue imposante et complexe, souvent à six voix, les deux sections chorales étant séparées par des épisodes fugués pour instruments. Pour le «Christe», Bach précise qu’il souhaite deux voix de soprano. Il recherche sans doute des voix semblables car il les fait chanter à la tierce et à la sixte pendant une grande partie du mouvement. Pour la troisième section («Kyrie II»), Bach écrit une fugue à quatre voix d’après le style «prima prattica» des contrapuntistes de la Renaissance. Il renforce les voix en les doublant par les instruments.
L’entrée des trompettes et timbales dans la claire tonalité de ré majeur ouvre le «Gloria». Aux dires de certains, le début du «Gloria» serait un nouvel arrangement d’une composition instrumentale inconnue, à laquelle Bach aurait intégré des parties de chœur. On enchaîne directement avec le «Et in terra pax», où l’opposition entre la clarté du dialogue céleste et l’humilité des conversations terrestres est particulièrement frappante. Bach utilise le symbolisme numérique pour donner aux deux éléments la même valeur: les cent mesures à trois temps de la première section «céleste» sont complétées par soixante-quinze mesures à quatre temps qui représentent la terre. Le mouvement se développe avec une puissance inexorable. C’est à la fin que les trompettes unissent symboliquement terre et ciel.
Bach fait chanter le premier solo du «Gloria» par le second soprano. C’est un des solos les plus exigeants sur le plan technique et est accompagné d’un violon solo dont la partie complexe pourrait se trouver dans un des concertos pour violon. Le chœur fugué «Gratias agimus» qui suit est une nouvelle version du chœur initial de la cantate BWV29 (1731) dont le texte («Wir danken dir, Gott, und verkündigen deine Wunder» – «Nous te rendons grâces Seigneur et nous chantons tes merveilles») est proche du texte latin de cette nouvelle version («Nous te rendons grâces pour ta grande gloire»). Le «Domine Deus» est chanté par les solistes soprano et ténor. L’accompagnement est d’une transparence exquise, car Bach allie au son voilé des violons et altos «con sordini» et au pizzicato des violoncelles et basse celui de deux flûtes à l’unisson (son manuscrit est trés précis au sujet des deux flûtes). On enchaîne directement avec le chœur «Qui tollis peccata mundi», version fort modifiée du chœur initial de la cantate BWV46 «Schauet doch und sehet» (1723) dont le texte («Contemplez et voyez s’il est une douleur») ressemble une fois de plus à celui de la nouvelle version («Toi qui effaces les péchés du monde»). Les flûtes restent très présentes, contribuant à donner une couleur spéciale, une impression d’irréel dans cette section douloureuse.
Les deux mouvements qui suivent les solos de violon et de flûte font appel à des couleurs plus sombres. Le «Qui sedes» est un duo pour hautbois d’amour et voix alto. Les cordes jouent un accompagnement simple, essentiellement en accords. Pour le «Quoniam tu solus Sanctus», Bach utilise des timbres instrumentaux encore plus graves et déploie des couleurs inhabituelles dans son œuvre bien que l’on ait pu constater à plusieurs reprises dans ses cantates l’introduction et l’exploration de sonorités exotiques. Pour illustrer l’image du Christ dans sa céleste majesté, Bach utilise un corno da caccia (un cor de chasse, qui à l’époque a déjà trouvé sa place au sein de l’orchestre baroque). Il est accompagné de deux bassons obligés et d’une basse continue. La partie vocale est chantée par la basse. Ce mélange de tessitures basse et ténor dépeint un splendide tableau du ciel, sans rien enlever à la plénitude resplendissante du chœur et de l’orchestre que Bach réserve pour le chœur final («Cum Sancto Spiritu») qui représentent la «gloire de Dieu le Père». Le «Gloria» s’achève sur un brillant passage contrapuntique pour chœur et orchestre orné d’un trait de trompette virtuose.
Symbolum Nicenum
Les deux seuls mouvements du Symbolum à avoir été composés pour cette Messe seraient le «Credo in unum Deum» du début et le «Confiteor». Tous les deux font preuve d’inspiration historique dans leur utilisation d’un plain-chant de cantus firmus. Cependant, s’il nous fallait encore une preuve que Bach possédait une vision tant claire que majestueuse dans la conception globale de son œuvre, en dépit de sa tendance à recycler ses morceaux, c’est bien dans le Symbolum, qui renferme une structure symétrique des plus parfaites pour une œuvre de cette envergure, qu’on le constaterait.
Les trois chœurs du milieu sont entourés d’un double cadre. Le plan global des tonalités forme une progression cadentielle en ré majeur. Le cadre extérieur se compose de deux paires de chœurs. Dans chaque cas, l’un est dans le stile antico avec un cantus firmus et l’autre une fugue concertato. Le cadre intérieur contient deux solos qui se font écho de par leur instrumentation.
Credo (stile antico, cantus firmus) ré majeur
Patrem (fugue concertato) ré majeur
Et in unum Dominum (solo) sol majeur
Et incarnatus (chœur) si mineur
Crucifixus (chœur, passacaille) mi min. à sol maj.
Et resurrexit (chœur fugué) ré majeur
Et in Spiritum Sanctum (solo) la majeur
Confiteor (stile antico, cantus firmus) fa # mineur
Et expecto (fugue concertato) ré majeur
La mélodie de plain-chant est développée au cours des deux premiers mouvements du cadre extérieur. Le «Credo» est chanté à cinq voix avec deux parties instrumentales soutenues par une basse courante. Il sert plus ou moins de prélude au «Patrem omnipotentem» (qui est une parodie empruntée à la cantate BWV171). Les basses du chœur commencent à chanter le nouveau texte («Patrem omnipotentem»), alors que les trois voix du dessus s’obstinent à répéter le «Credo in unum Deum» du début, avant d’être entraînées elles aussi par la vivacité tenace du mouvement. Il semblerait que le texte du duo pour soprano et alto, «Et in unum Dominum» ait inquiété Bach plus tard, car le manuscrit contient, à la fin du «Credo», une seconde version dans laquelle le texte s’arrête à «Descendit de coelis»: la version originale commençait par «Et incarnatus est», paroles qui étaient alors répétées dans le chœur qui suit. En choisissant la deuxième version, Bach résoud le problème de la répétition du texte mais fait disparaitre l’image de la «descente du ciel» des violons avec leurs arpèges symboliques, ainsi que l’humilité représentée par la basse et lointaine du «et homo factus est».
L’intervention des trois chœurs du milieu est magistralement conçue. Le premier, «Et incarnatus est», est en si mineur. Les arpèges descendantes du chœur trouvent un écho plus poignant encore dans l’arpège chromatique et ornée des violons, le tout ancré sur les pulsations lentes de la basse. Le «Crucifixus» est basé sur le chœur initial de la cantate BWV12, «Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen» composée à Cöthen en 1714. C’est la source la plus ancienne que Bach utilise dans cette Messe: une passacaille douloureuse en mi mineur. La peine du chœur et les soupirs nostalgiques des flûtes et des cordes se déroulent au-dessus d’une basse dont la descente chromatique est remplie de mélancolie. Au cours des quatre dernières mesures, la tonalité évolue vers sol majeur. Ceci donne à la scène de la Crucifixion une fin paisible et sert également de préparation tonale pour le retour brillant des trompettes en ré dans le «Et resurrexit», qui serait, selon les érudits, une adaptation d’un concerto perdu. L’écriture pour orchestre est imposante et complexe. Le mouvement se termine par une sinfonia orchestrale dans laquelle la partie du milieu, chantée par les basses du chœur, est entièrement instrumentale.
Pour «Et in Spiritum Sanctum», le deuxième solo du «Credo», les deux hautboïstes jouent plus en solistes que dans «Et in unum Dominum», où ils ont un rôle de soutien. Cette fois, aux hautbois d’amour, ils accompagnent la basse, qui chante dans une tessiture bien plus élevée que lors de son premier solo. C’est de la musique de chambre à l’état pur. À la fin du «Credo» on trouve le même regroupement de deux chœurs qu’au début. Le «Confiteor» est également composé dans le stile antico et sur un cantus firmus mais semble néanmoins plus moderne, ralentissant pour l’adagio du «in remissionem peccatorum» qui est suivi d’un «Et expecto resurrectionem mortuorum» d’une sublime tristesse. Comme s’il voulait que nous restions dans l’ignorance du texte, Bach met l’accent sur l’aspect mélancolique de «mortuorum», et nous entraîne jusqu’au moment où la signification du message nous frappe: ce ne sont pas les morts que nous pleurons, c’est leur résurrection que nous fêtons. La joie éclate dans une brillante fugue concertato dans laquelle les mêmes paroles («Et expecto …») remplacent «Jauchzet, ihr erfreuten Stimmen» du chœur de la cantate de mariage BWV120 de 1729. Aux quatre voix de la cantate, Bach rajoute une cinquième et le «Credo» se termine dans l’exultation.
Sanctus
On sait que le «Sanctus» fut interprété à Leipzig à Noël 1724. Ce fut le deuxième Noël que Bach y passa. Dans les années 1740, une nouvelle version y fut également interprétée. Lors des trois principales fêtes religieuses à Leipzig, la version du «Sanctus», qui était chanté à la fin de la Préface pour introduire l’Eucharistie, présentait une mise en musique plus élaborée. Pour cette version, Bach exclut les flûtes et rajoute un troisième hautbois, ce qui crée un orchestre de trois groupes d’instruments, chacun composé de trois parties: (cordes du dessus: violon 1, violon 2, alto; hautbois 1, 2, 3; trompettes 1, 2, 3). Le chœur à six voix est également regroupé en deux groupes de trois voix. Le tout est soutenu par une magnifique et inexorable basse continue. Encore une fois, le symbolisme numérique de Bach est mis en évidence: le texte répète trois fois le mot «Sanctus» et fait allusion à la Sainte Trinité. Les cinq groupes (les trois de l’orchestre et les deux du chœur) ont également une fonction symbolique, car le texte de la Préface fait référence aux cinq groupes qui chantent les louanges de Dieu: Anges, Archanges, trônes, principautés et toute la Compagnie du ciel. La deuxième section à trois temps («Pleni sunt coeli») est une fugue brillante à deux expositions.
Osanna, Benedictus, Agnus Dei et Dona nobis pacem
Selon l’usage liturgique, l’«Osanna», le «Benedictus» et le deuxième «Osanna» suivaient directement le «Sanctus», mais à Leipzig on ne les chantait que pendant la Communion. Ceci dit, et le ton et la mesure à trois temps sembleraient relier l’«Osanna» au «Sanctus». L’«Osanna» a pour origine une cantate (BWVA.11, «Es lebe der König, der Vater im Lande», dont la partition a été perdue) qui fut composée en 1732 à l’occasion de la fête d’Auguste II. Bach l’arrange ici pour deux chœurs à quatre voix, ce qui représente la composition vocale la plus grande de cette Messe.
Bach aurait rassemblé les quatre mouvements de la dernière section («Osanna», «Benedictus», «Agnus Dei» et «Dona nobis pacem») vers la fin de sa vie. Nous connaissons la source de l’«Osanna», mais le «Benedictus», selon les érudits, proviendrait d’un aria inconnu. Un mystère demeure autour de l’instrument qui doit jouer la mélodie du «Benedictus». En effet, dans sa partition, Bach (dont l’écriture est plus serrée ici que pour les autres mouvements) n’en donne aucune indication. Au dix-neuvième siècle, suivant l’exemple peut-être de la Missa solemnis de Beethoven, c’était le violon qui d’habitude jouait ce solo. Pourtant, dans l’aigu, la mélodie dépasse la tessiture habituelle du violon baroque, alors que dans le grave elle ne descend jamais au-delà du ré de la flûte, qui semblerait être le candidat idéal, non seulement grâce à sa couleur unique, mais aussi du fait que la tonalité, le style et le phrasé de la mélodie lui conviennent particulièrement bien.
Pour le début de l’«Agnus Dei», Bach prend la première section d’un mouvement de l’«Oratorio de l’Ascension» de 1735 (BWV11), «Ach, bleibe doch». Il la transpose en sol mineur (un ton plus bas). C’est l’unique fois au cours de la Messe qu’il utilise un ton «bémol», et le résultat de cette mise en musique du texte est très émouvant. Pour le dernier bloc de cette énorme structure architecturale, Bach réutilise la musique du «Gratias agimus» de la Missa, quoique cette fois-ci le texte contienne moins de syllabes. Ici comme ailleurs, l’écriture est merveilleusement optimiste. La symbolique du ciel est exprimée comme toujours par les trompettes dont le timbre s’élève au-dessus des voix et des instruments dans les dernières mesures.
extrait des notes rédigées par Robert King

1997
Français: Hilary Stock