I1 y a 100 ans, Jean Sibelius donnait Finlandia en première. Le but avoué de l'oeuvre était de hâter l'émancipation de son peuple de l'empire des tsars, à un moment où l'on remettait en valeur le Kalevala, épopée dont le contenu aida grandement à redonner son identité à la Finlande dont Sibelius se fit le porte-étendard. Finlandia est devenue l'hymne national officieux d'un pays qui a acquis son indépendance en 1917.
Musique et nationalisme font-ils toujours bon ménage? On ne parlait pas encore de décolonisation à l'aube du XXe siècle, mais déjà, divers mouvements nationaux s'étaient affirmés au point de forcer un rééquilibrage des répertoires, tant à Prague qu'à Budapest. Pourquoi en effet laisser un quasi-monopole aux oeuvres en provenance d'Allemagne, d'Autriche, de France, d'Italie?
La Pologne ressuscitée, en 1919, sera dirigée par un pianiste de réputation mondiale, Ignace Paderewski, à une époque qui vit également la musique polonaise reprendre du panache - peu de noms avaient percé depuis Chopin - avec Szymanowki.
Exacerber la «fibre»
La musique, on en convient généralement, est un excellent outil pour désamorcer la méfiance entre nations, pour faciliter les dialogues. L'Hymne à la joie ne retentit-il pas chaque automne à la reprise de la session de l'Assemblée générale de l'ONU?
Oui, mais... en mai 1871, Wagner dirige lui-même en concert sa Kaisermarch devant le kaiser Guillaume II; il s'agit de célébrer dignement la conclusion heureuse (pour les Allemands) de la guerre franco-prussienne. Wagner n'avait sans doute pas oublié que La Marseillaise avait d'abord eu pour titre Chant de guerre pour l'armée du Rhin et que son auteur, Rouget de Lisle, était un officier qui avait aussi commis Le Chant des vengeances.
On joue assez fréquemment d'ailleurs, de Tchaïkovski, l'Ouverture 1812, qui célèbre la déroute des armées napoléoniennes, mais un peu moins Guerre et Paix, de Prokofiev, d'après l'oeuvre de Tolstoï. Se rappelle-t-on que Tchaïkovski fit partie de ces créateurs que le groupe des Cinq - Rimski-Korsakov (La Grande Pâque russe), Balakirev, Moussorgski (Boris Godounov), Cui et Borodine - accusait de «gallomanie»? Les Cinq ont d'ailleurs produit des oeuvres qui puisent abondamment dans les traditions russes en réaction contre l'engouement pour les courants «étrangers».
Ironie de la chose, un récent article du Monde de la musique (février 1999) se demande pourquoi les orchestres français ne jouent pas davantage de musique française. L'auteur trouve le cas d'Honegger «désespéré» et se lamente sur le purgatoire où semble le confiner sa terre natale. Et qu'advient-il de Dukas, de Milhaud et de Roussel, qui ont heureusement, hors de France, des adeptes chez les directeurs d'orchestre?
Qui, parmi les contemporains, songe à reprocher à Aaron Copland sa tendance «américaniste»? Ou à de Falla de traiter de ce qu'il connaît à fond, soit les chants et les danses des gitans (El Amor brujo)?
On connaît Kossuth, «symphonie patriotique» de Bartók, et les Rhapsodies roumaines d'Enesco. Une bonne partie de l'oeuvre de Grieg se construisit autour de thèmes norvégiens. Même si l'on reconnaît à Grieg un penchant schumannien, il arriva à se sentir responsable de la musique de son pays après la mort prématurée du plus nationaliste de ses collègues musiciens, Richard Nordraak. Son association avec Ibsen mena à la suite Peer Gynt, tirée du terroir norvégien.
On pourrait multiplier ainsi les cas de drapeaux fichés sur les tables de compositeurs. Il y eut en contrepartie des rebuffades pour certains créateurs qui s'éloignaient de la ligne orthodoxe, n'épousant pas la ligne de parti comme ce fut le cas en ex-URSS avec Chostakovitch, dans les années 30, lorsque le Kremlin bouda sa Lady Macbeth du district de Mzensk.
Le siège de Québec...
L'un des cas les plus parents de nationalisme en musique se vérifie chez les Tchèques, particulièrement avec Smetana et Dvoràk. Lorsque Smetana s'exile en Suède en 1856 - où il restera cinq ans -, la raison principale en est la sévérité de la répression autrichienne, selon L'Histoire de la musique occidentale (Fayard, page 881). A son retour, Smetana s'occupe de théâtre et de musique; il devient l'un des meneurs de l'effervescence nationaliste, de la mise en valeur d'un terreau sur lequel pousseront La Fiancée vendue (1866) et, surtout, les poèmes symphoniques Ma patrie (Ma Vlast); cette oeuvre à programme décrit histoire et paysages tchèques comme la Vltava (ou Moldau en allemand), rivière de Bohème, ou encore Tabor, lieu de résistance des hussites contre les croisés germaniques au XVe siècle.
Pour Anton Dvoràk, rien n'empêche de déceler des affinités avec Brahms ou Liszt. Pour l'essentiel, et c'est ce que retiennent les Tchèques, Dvoràk se situe dans la continuation d'un Smetana considéré comme le premier représentant du «style national tchèque» en musique. Il a puisé abondamment dans le folklore, comme l'attestent deux séries de Danses slaves, et l'on sait que son séjour à New York lui inspira cette 9e Symphonie dite «du Nouveau Monde», où il incorpore un des negro spirituals les plus connus (Going Home), mais dans un style qui reflète sa Bohème. Un oratorio (Sainte Ludmilla) et plusieurs oeuvres d'inspiration religieuse (Requiem et Stabat Mater), qui peuvent avoir un attrait universel, sont reçues par le public pragois comme illustration de valeurs propres aux Tchèques.
Avançons que les louanges à l'égard d'Edward Elgar viennent probablement du rôle qu'il a pu jouer pour contrer dans son pays le postromantisme allemand, dans un pays, l'Angleterre, pourtant très perméable aux courants venus de partout. Mais, souvent, les sentiments patriotiques prennent des détours, se déguisent, comme chez Verdi (Don Carlo) qui se montre favorable au soulèvement des Flamands sous Charles Quint pour mieux transmettre aux Italiens le message de ne pas accepter de férule étrangère. Cependant, cette fibre nationaliste continue d'affleurer chez un Kodály (Psalmus Hungaricus) ou chez Casella avec sa rhapsodie symphonique Italia.
Peut-être faudra-t-il revenir un jour sur le nationalisme dans le répertoire d'ici. Mais signalons qu'un musicien tchèque, Frank Koczwara (mort à Londres en 1791), a dédié son Siege of Quebec pour clavecin ou pianoforte aux «officiers engagés dans ce glorieux service le 10 septembre 1759». Il vaudrait la peine qu'on nous en facilite l'audition pour pouvoir juger sur pièce.
Copyright Clément Trudel