Dmitri Chostakovitch: Le boulon (Ratmansky/Sorokin, 2006)
par Alban Deags
Bel Air classiques publie une oeuvre interdite par la censure stalinienne, et qui écartée dès sa répétition générale, n'avait jamais été intégralement restituée. Cette représentation filmée en septembre 2006, année du centenaire de la naissance du compositeur, fait figure de réhabilitation et de redécouverte légitime.
Bolt, ou le "boulon" désigne cet élément apparemment bénin qui placé avec une précaution pernicieuse dans un engrenage peut faire imploser toute une machinerie. C'est symboliquement ce que s'apprête à réaliser, dans la version originale de 1931, un groupe d'ouvriers dans une usine du peuple, humanité insoumise qui ose braver tout un système. Ce groupuscule d'individualités incorrectes, - dont à l'origine un ouvrier ivre et un pope complice: personnages o combien inacceptables en République Soviétique-, met en péril le système collectif et ici, le fonctionnement de l'usine, c'est à dire, l'équilibre de la société toute entière.
Chostakovitch et ses partenaires, (le chorégraphe Féodor Lopoukhov et le librettiste Viktor Smirnov), participent dans Bolt à l'avant-garde du début des années 1930, celle proche des constructivistes et du suprématisme qui s'intéressent au monde du travail, animés par cet esprit de protestation critique, profondément révolutionnaire, dressé contre tous les pouvoirs.
Or, peindre une série de personnages saboteurs dans le cadre d'une usine du peuple sur la scène d'un ballet, reste pour l'époque impossible, absurde, incongru, et pour le pouvoir stalinien, dangereux donc subversif. Le ballet est retiré de l'affiche après sa répétition générale en 1931. Pour Chostakovitch, c'est le premier heurt avec l'appareil politique, lui qui jusque là, était considéré comme le premier compositeur russe.
Meurtri par l'interdit et inquiété indirectement, il arrêtera de composer ballets et opéras, en particulier après que sa Lady Macbeth pourtant applaudi est de la même façon interdite par Staline lui-même en 1936 à Moscou. Du jour au lendemain, le compositeur est déclaré "anti-peuple".
Son style, mordant, insolent, cynique et parodique - précisément tout ce qui paraît dans Bolt-, indispose le pouvoir. Non conforme à l'idéal esthétique officiel, inconvenant eu égard à ce "réalisme socialiste", hissé en propagande par le tyran communiste, l'oeuvre est proscrite sine die.
La production révisée par Alexei Ratmouski est donc une recréation qui développe à partir de l'original ses propres options: le rapport de la religion et du peuple est gommé afin de souligner par exemple dans le trio amoureux, les rapports des êtres humains. La partition est extrêmement riche: aux nombreuses citations du folklore, de la musique de propagande soviétique, des chants révolutionnaires et de l'armée, du tango contemporain aussi, Chostakovitch associe ce en quoi il reste spécifique: un art de la protestation intérieure, cette critique rentrée, pleine d'une énergie glaçante et cynique, parodique et autodérisoire. Le parfum de la sédition fourmille ici en maints endroits. Mais, l'auteur qui n' a pas encore composé les magnifiques tableaux lunaires de Lady Macbeth, peint le duo amoureux, Nastya et Yan, avec un lyrisme irrésistible, vénéneux, profond, absolument sublime. C'est d'ailleurs, implicitement, la célébration du sentiment amoureux qui défiant tout ordre et tout système, est bien ce poison libertaire irrépressible qui peut de l'intérieur, faire basculer et rompre tout un pouvoir et ses réseaux.
La réalisation est très convaincante. La caméra de Vincent Bataillon accompagne les mouvements des danseurs, éclaire aussi les situations de chaque tableau dont certains sont très proches du vaudeville français. Les références au "spectaculaire" révolutionnaire (la charge de la cavalerie de l'Armée), à l'inventivité des artistes de l'avant-garde russe dont Bolt est une manifestation emblématique, sont nettement repérables. La complexité des trouvailles visuelles, restituées de façon cohérente, laisse perceptibles, et la force de la satire sous-jacente, et l'intrigue sentimentale. Le ballet tire son intensité du rapport: conscience collective/individus. Dans la confrontation de l'homme à la machine, surgit la violence prémonitoire qui attend chacun s'il ne se rebelle pas: soumis, l'homme devenu machine, c'est à dire élément anonyme d'un système qui le dépasse, est rabaissé au rang inhumain d'un esclave ouvrier, d'un travailleur de l'ombre. C'est ce que nous rappelle avec poésie et pertinence le premier tableau du ballet des robots...
Si Ratmansky a réadapté le livret et la succession des tableaux, la violence poétique du ballet transparaît clairement. Présenté à Moscou où Staline commandita la mise à l'écart de Chostakovitch au moment de la terreur, la production de septembre 2006 marque l'un des temps forts des célébrations du centenaire de la mort du musicien, dans son propre pays.
Dmitri Chostakovitch (1906-1975)
Le Boulon, 1931
première mondiale
Livret de Viktor Smirnov
Chorégraphie moderne
d'Alexeï Ratmansky
d'après la version originale
de Féodor Lopoukhov
Anastasia Yatsenko, Nastya
Andrei Merkuriev, Yan
Denis Savin, Denis
Morikhiro Iwata, Ivachka
The Bolshoi ballet
Orchestre du Théâtre du Bolshoï
Pavel Sorokin, direction
En complément, l'éditeur ajoute un livret particulièrement bien documenté (32 pages) ainsi que de nombreux bonus: entretiens avec le chorégraphe, le décorateur, le chef d'orchestre et la famille du librettiste Viktor Smirnov qui fut arrêté en 1946 et mourut d'un cancer foudroyant en 1950. Sans omettre, un documentaire aussi court que remarquable sur le contexte des esthétiques contemporaines à Bolt, qui précise les sources de sédition et le génie formel du ballet recréé: "Avant-garde and kitsch" film de Edgardo Cozarinsky. Lumineux!
