Benjamin de la FUENTE, né en 1969

Impressions personnelles:

Cet après-midi, j'avais envie de me replonger dans l'univers sonore très personnel d'un musicien atypique qui n'avait pas encore son propre topic ici. C'est désormais chose faite! Il s'agit de Benjamin de la Fuente. Je suis revenu sur plusieurs de ses oeuvres: Flip (2011) pour 2 batteries et clavier, Pris de court (1998) pour 6 instruments et électronique, Cassure d'Âme (2000) pour violon, 2 percussions et électronique, Play the Game (extrait - 2005-2006) pour saxophones, flûtes, violon, contrebasse, batterie, clavier et électronique,Redeone (1997) pour orchestre de chambre et Touche (2011) pour flûte, violoncelle, guitare acoustique folk, contrebasse, percussion et clavier. Voilà un compositeur qui trace une voie très singulière et fortement intéressante - du moins à mon oreille - dans la roche abrupte de l'avant-garde, entre écriture et improvisation. Le compositeur prône une démarche artistique sincère et sans concession et pourtant, à aucun moment je ne décroche de cette fabuleuse fougue sonore dont il n'est pas exclus d'y rencontrer une once de folie, un côté "ni queue ni tête". C'est néanmoins avec une tête bien accrochée sur les épaules que j'ai abordé les turbulences de ce "bazar" organisé, méthodiquement organisé, un "bazar" sonore qui m'est jubilatoire, plus encore cette fois-ci que les fois précédentes. Evidemment, ce n'est pas le genre de musique qui risque de faire l'unanimité. Surtout ici! Il ne faut pas y chercher la beauté d'un Fauré ou d'un Mozart, peut-être même pas de beauté du tout. La musique peut bien exprimer autre-chose que la Beauté telle qu'on la juge dans sa forme classique. Aucune rondeur n'amortit les angles des éclats sonores qui jaillissent ainsi d'un feu ardent, aucune once de romantisme ne s'échappe d'un fragment tonal qui se serait volontairement égaré, comme une sorte de minuscule oasis venu trancher avec l'aridité ambiante. Tout semble sculpté dans le vif et s'extraire du néant, offrant l'illusion de la nouveauté absolue, d'une insolence musicale de grande fraîcheur et sans racine où la rupture avec le passé paraît évidente...non, naturelle...Tout semble se construire dans une grande fluidité, le plus naturellement du monde. Les percussions sont très présentes dans la musique de Benjamin de la Fuente et participent à ses plus belles fulgurances, ses plus grisants tumultes, notamment dans Play the Game mais pas seulement. Il y a un peu de voix parlée ci et là, des mots qui se rajoutent aux mots, construisant un étrange poème; c'est, je crois, dans Cassure d'âme. Il y a aussi l'exploration de bruits ordinaires transformés dans un complexe sonore extraordinaire où se fondent (parfois), dans un même brasier incandescent, sons acoustiques et électronique, puisse-t-il s'agir de changements de fréquences-radio plusieurs fois convoquées dans la musique contemporaine. En conclusion, suite à cette nouvelle approche, je ne peux que jubiler devant une telle bouffée de créativité.

Un entretien:

https://www.youtube.com/watch?v=Q_S_ANw_FUw

Une courte biographie:

<<Après avoir étudié la composition au CNSM de Paris avec Gérard Grisey et l’improvisation avec Alain Savouret, Benjamin de la Fuente suit le cursus de composition à l’Ircam. En 2001-02, il est pensionnaire à la Villa Medicis à Rome. En 2000, il fonde, avec Samuel Sighicelli, la compagnie Sphota, avec laquelle il montera sept spectacles pluridisciplinaires qui sillonneront l’Europe (festival Musica, Tage fur neue musik, Traiettorie, Agora, Berliner Festspiel, San Sebastian, Roma Europa…). En 2004, il co-fonde également avec S.Sighicelli, E. Echampard et B. Chevillon, le groupe de Art-rock expérimental Caravaggio, avec lequel il se produit régulièrement en France et à l’étranger (Pori Jazz Festival, Moers, Berlin, Jeunesse à Vienne, Graz, Rome, Jazz à la Villette, Centre Pompidou à Paris…) et avec lequel il a enregistré 3 disques. En 2018, "Sphota" devient une coopérative. Il mène une activité de compositeur, d’improvisateur et de concepteur de spectacle. Dans le souci d’inventer un contexte d’écoute original à chaque projet, son travail d’écriture se caractérise par la quête d’une expérience physique et dramaturgique du sonore et un décloisonnement esthétique indispensable à l’élaboration de nouvelles poétiques musicales. Il s’appuie à la fois sur l’expérimentation vivante et une écriture minutieuse. Il collabore avec d’autres arts pour donner à entendre autrement. Il écrit des pièces instrumentales avec ou sans électronique pour divers ensembles et orchestres et travail ponctuellement pour le cinéma. Il est régulièrement invité pour des master-classes autour de l’improvisation et de la composition. Il est compositeur en résidence à la maison de la musique de Nanterre depuis 2016. Benjamin de la Fuente est un compositeur et musicien français né à Bordeaux en 1969.>>

Benjamin de la Fuente n'a de cesse de façonner un langage qui lui est propre, esquissant des passerelles tumultueuses entre improvisation et composition. Lorsqu'il joue, il ne peut s'empêcher d'être compositeur, d'exercer un contrôle formel. Inversement, quand il compose, il aime faire intervenir l'objet trouvé, l'élément imprévu.

laudec a écrit:

...j'aime écouter les artistes qui parlent de la façon dont ils créent, je trouve ça passionnant ! Jaime aussi ces innovateurs qui créent la surprise, l'inattendu, comme Benjamin de la FUENTE.

Moi aussi, j'aime écouter les compositeurs s'exprimer sur la façon dont ils créent, c'est souvent passionnant en effet. En général, j'essaie de les écouter ou de les lire seulement après avoir écouté leur musique. Et si celle-ci me plait, c'est encore plus stimulant d'apprendre ce que furent les démarches et les idées du musicien, ses influences, ses objectifs, ambitions, son propre rapport à la création, comment il perçoit ses oeuvres, etc...D'autre-part, j'approuve l'idée d'expérimenter, l'idée de recherche et la volonté de créer de nouveaux mondes sonores, de laisser aller sa folie créatrice, du moment que cela obéit à un profond désir qui a suffisamment mûri au fond de lui et non à un effet de mode ou à un suivisme quelconque. Ce qui compte avant tout c'est la sincérité du compositeur dans ce qu'il entreprend, puisse-t-il s'agir d'une oeuvre néo-classique ou d'une oeuvre purement expérimentale. Alors, comment mesurer cette sincérité? A chacun de s'en faire son opinion par une écoute attentive en ayant conscience de sa part de subjectivité. personnellement, j'aime depuis toujours les deux approches et, pour cette raison, par exemple, je suis autant sensible à la musique d'un Philippe Chamouard ou d'un Jean-Louis Florentz qui s'inscrivent, certes, dans une certaine continuité, qu'à celle d'un Michaël Levinas ou d'un Benjamin de la Fuente dont l'impression de "rupture" semble plus nette. D'ailleurs, de Benjamin de la Fuente, je viens de réécouter quatre oeuvres:

On Fire (2014-15) pour comédienne, piano, orchestre et sampler
Freewheel (2011) pour deux clarinettes, 2 percussions et basse électrique
A Distance (2012) pour violon, batterie et orchestre
Accord d'Argile (2000-02) pour dix musiciens et bande

Ce qu'explique leur auteur, c'est qu'il faut aller jusqu'au bout de son idée, "Faire sortir le loup", histoire de reprendre son expression. Et là, dans chacune de ces oeuvres, surtout la première, On Fire, il s'agit d'un "loup" vorace, enragé, qui dévore tout sur son passage. Aucune place pour le silence, aucun répit, violent et d'une intensité qui ne faiblit jamais: très énergique! Le texte est caustique et la musique, corrosive. Sans doute déjà familiarisé à des approches musicales de cet acabit, de celles qui créent la surprise ou la déroute  , je n'ai eu aucun mal à apprivoiser la "bèstia de Gavaudan"...il y a tellement de rage dans cette musique que ce n'est même plus un loup mais un "surloup"! Néanmoins, j'en reviens à ce que je disais plus haut et à ce qui se dit dans l'entretien, il y a la rage et le raffinement, une construction solide qui apporte une forme cohérente à l'objet sonore. Dans Freewheel et A Distance, les percussions y jouent un rôle essentiel, plutôt des tambours dans la première, sous les mains énergiques de deux percussionnistes, César Carcopino et Guillaume Lepicard, et une batterie dans la seconde, animée par Eric Echampard. J'évoquerais, alors que l'écoute est encore toute fraîche, un brasier, un brasier sonore où la musique semble (à tort?) partir dans tous les sens. Les clarinettes jaillissent et s'égosillent dans Freewheel, les percussions se déchaînent, la basse électrique tente de créer des liens, encore que... Je suppose qu'il y a une part d'improvisation: la première partie du titre est "Free", libre...les instruments libérés de leurs chaînes? Puis il y a le magnifique violon solo, suspendu dans les aigus - A Distance - que les grands troubles provoqués par la batterie et l'orchestre ne réussiront pas à déstabiliser...à distance...et c'est pourtant une belle proximité qu'elle m'offre avec le violon de Jeanne-Marie Conquer même lorsque celui-ci émet des grincements aigus comme au début. Véritable moment de pure folie que cette musique! Un hallucinant capharnaüm. Accord d'Argile est cette pièce mono-rythmique dans une version plus courte que celle évoquée par le compositeur de la vidéo. Même si cette musique semble davantage jouer avec les silences, le loup ne s'assagit pas pour autant. C'est plus désarticulé, plus chaotique, plus anxiogène, traversé par des sons brutaux qui éclatent telles des bulles d'acier jetées contre les parois mobiles d'une structure incertaine.

Benjamin de la Fuente fait partie de mes découvertes les plus récentes. Je ne connais le monde sonore de ce compositeur que depuis début 2019 si je ne me trompe pas. A vrai dire, je m'étais intéressé à lui grâce aux propos enthousiastes d'un amateur éclairé de musique contemporaine qui avait réussi, en quelques mots bien trouvés, à éveiller ma curiosité. En connaissance des goûts de cette personne, je savais à quoi m'attendre et il faut dire aussi, que les titres et les formations instrumentales qui figurent sur le verso du double-album auquel j'avais jeté mon dévolu, laissaient aisément présager une musique bien engagée dans la dite "modernité", telle qu'on l'entend habituellement lorsqu'on veut évoquer une expression musicale contemporaine qui s'écarte de la forme tonale et classique. Finalement, je suis de plus en plus réceptif aux turbulentes passerelles qui se créent dans sa musique, entre improvisation et composition. J'ai beaucoup aimé me faire chahuter par les tumultes incessants de On Fire (2014-15) pour comédienne, piano, orchestre et sampler. Je n'ai même pas souvenir d'une baisse d'intensité. J'étais ainsi idéalement prisonnier d'un immense tumulte faussement anarchique dans sa structure, même si au fond je n'y ressens aucun sens ni aucune issue en dehors de la note ultime. L'abstrait domine et les percussions aussi. Le "sens" n'a jamais été nécessaire à mon plaisir, en revanche, toute turbulence et intensité peut me révéler un monde sonore inouï. A Distance (2012) pour violon, batterie et orchestre est peut-être la seconde oeuvre que j'estime être la plus convaincante de son approche, en fonction de ce que je connais et qui, jusqu'à aujourd'hui, se limite à dix compositions, pas une de plus, les dix étant réunies sur ce double-album. Ce qui me tient en haleine dans sa musique, de manière plus globale, ce sont les moments de fulgurances et de pure exaltation, encore que dans A Distance, le violon soudainement extatique de la partie conclusive me procure une sensation exquise.

J'ai décidé de terminer mon cycle "Nés entre 1960-1969 avec une seule oeuvre de Benjamin de la Fuente, Freewheel pour 2 clarinettes, 2 percussions et basse électrique. Ce n'est pas forcément mon oeuvre fétiche du compositeur ni même la plus accessible. Il s'agirait presque d'une forme de délire sonore parmi lequel les musiciens s'autorisent certaines libertés. Il y a quelque-chose de très théâtral dans cette pièce. J'aime bien l'ambiance qu'elle crée entre les deux clarinettes, les percussions et la basse électrique. Même si le style de ce compositeur m'est moins ludique et obsessionnel que celui d'un Régis Campo (pour ne citer que cet exemple), il déploie une musique que l'on pourrait, d'une certaine manière, qualifier d'expérimentale ou, si on se veut plus nuancé, d'atypique. Toujours est-il qu'il s'agit là d'un "esprit" musical et expérimental qui parvient à m'intéresser, à m'accaparer, à me procurer un plaisir très différent de ce que peut me procurer une oeuvre lyrique, tonale, classique, un concerto de Mozart, par exemple. C'est un peu l'excitation de pénétrer une jungle sonore dont j'ignore, à chaque nouvelle écoute, le sens et l'issue. Ca ne fonctionne pas toujours et il y a nombre de "bizarreries" musicales qui me sont pénibles ou impénétrables, or la musique de Benjamin de la Fuente peut avoir cet aspect insensé (en apparence du moins) et insaisissable qui en déroutera plus d'un, une folie qui peut effrayer le mélomane égaré très attaché à la forme tonale et classique avec un sens et une issue bien définis, sauf que l'audacieuse approche de De la Fuente, comme celle d'un Mauricio Kagel ou encore d'un Zad Moultaka elle parvient à me maintenir éveillé et attentif dans des atmosphères qui s'apparentent à des délires ingénieux et corrosifs.