Arnold Schönberg: Moïse et Aaron (Gatti, 2006)

Arnold Schönberg: Moïse et Aaron (Gatti, 2006)
par Carter Chris Humphray

Dans son opéra dodécaphoniste, Moïse et Aaron, Schönberg aborde l'idée centrale pour un homme d'origine juive comme lui (qui s'est ensuite converti au protestantisme), du Dieu impénétrable, inexprimable, irreprésentable. Représenter Dieu, c'est réduire et donc trahir son message.

Pénétré par cette question, le compositeur se convertit ensuite au judaïsme en 1933, à l'âge de 59 ans, quelques jours avant de s'exiler aux Etats-Unis. Tout d'abord, l'idée d'une cantate "Moïse et le buisson ardent" l'habite dès 1923. Jusqu'en 1932, le musicien écrit le texte de son futur opéra, Moïse et Aaron. Le texte, ensuite la musique. Il n'ira jamais au-delà du second acte. Le troisième restera à l'état de livret.

Le chef milanais Daniele Gatti exprime la tension permanente mais aussi la fluidité du "système" des 12 tons: l'opéra fusionne la gravité du sujet et la concision de la forme. Une adéquation millimétrée à laquelle les deux chanteurs protagonistes, apportent une attention tranchante, habile, articulée. Le rôle de Moïse qui ne peut dire l'idée de Dieu qui l'habite, est un sprachgesang, mi parlé mi chanté, un entre deux, qui montre la force qui le porte et l'impossibilité de trouver les paroles et les mots justes pour exprimer la loi divine dont il est investi: Franz Grundheber se révèle maître de la projection déclamatoire; à l'opposé, le style vocal et virtuose de Thomas Moser éclaire le personnage d'Aaron, calculateur, instrumentaliste du verbe, capable de séduire et transformer, manipuler et fausser pour accaparer le pouvoir. La mise en scène de Reto Nickler, professeur d'art dramatique à l'université de Vienne, est sobre, juste, d'une parfaite mesure, sachant par exemple évacuer l'impossibilité de reproduire le chaos du Veau d'or, au second acte, en usant d'un mur d'images vidéo. Mais à l'inverse, l'omnipotence et l'abstraction d'un Dieu unique et invisible sont remarquablement présentes. La réussite du scénographe est d'autant plus exceptionnelle qu'elle s'accommode des décors initialement conçus pour la mise en scène de Willy Decker, préalablement pressenti et qui a déclaré forfait pour raison de santé.
La force des éclairages, le jeu des acteurs accusent l'intensité de chaque individu et renforce la divergence fondamentale distinguant les deux frères, Moïse et Aaron. Deux visions s'affrontent, deux éthiques, deux spiritualités, deux philosophies de la politique et de l'humanisme.
Dans les suppléments (entretiens avec le metteur en scène, le chef de choeur et les deux chanteurs protagonistes), Franz Grundheber lit le texte de l'acte III, complément indispensable pour comprendre l'opéra dans sa totalité.

Ce live en provenance de l'Opéra de Vienne, capté en 2006, est l'une des meilleures productions disponibles au dvd. La maîtrise du chef, la présence dramatique des chanteurs solistes, du choeur, le dépouillement et la lisibilité de la mise en scène saisissent la violence de cet opéra abstrait. Moïse et Aaron est aussi une création hallucinante, qui interroge le rapport de l'homme et de Dieu. L'ouvrage de Schönberg, si difficile à monter ne pouvait trouver meilleure réalisation, restituant la force du sujet et la violence métaphysique de ses enjeux humains et émotionnels. Saisissant. Le dvd est l'événement du printemps 2007 et l'un de nos coups de coeur.

Arnold Schönberg (1874-1951)
Moïse et Aaron, 1954
Opéra en deux actes
Livret du compositeur

Franz Grundheber, Moses
Thomas Moser, Aron
Ildiko Raimondi, Ein Junges Mädchen
Janina Baechle, Eine kranke
Georg Tichy, Ephraimit
Orchestre et choeur de l'Opéra d'état de Vienne
Choeur de la Philharmonie Slovaque
Daniele Gatti, direction
Reto Nickler, mise en scène