Jean-Jacques Eigeldinger: "Chopin vu par ses élèves"
par Adrien De Vries
La question centrale de ce livre c'est la question du toucher de Chopin: un toucher "vaporeux", fébrile, murmuré, d'une exquise éloquence, et d'une souveraine articulation qui a imposé l'interprète, le pédagogue et le compositeur. Autant de qualités qui ont fait de Chopin, ce poète et ce prince incontesté du clavier.
Spécialiste du compositeur, qui a reçu en 2001 le prix de la fondation internationale Frédéric Chopin de Varsovie, Jean-Jacques Eigeldinger, professeur de l'Université de Genève, nous livre une somme impressionnante de documents, en particulier de témoignages sur le Chopin professeur. La présente édition actualise un ensemble de parutions antérieures remontant à 1970. Brosser un portrait du Chopin pédagogue est pertinent car le nombre de ses élèves parait impressionnant tant le cercle des privilégiés n'a, au final, compter que des admirateurs fervents et non des moindres dont Pauline Viardot... (dont le livre par ailleurs, reproduit un magnifique dessin de juin 1844 par Maurice Sand).
Ainsi se précise un peu du secret qui faisait la personnalité de l'interprète comme l'exceptionnelle technique du pianiste: un ensemble de phénomènes de doigté, emportant tout le bras, qui a innové (avant Liszt et sa virtuosité à l'ampleur symphonique). Chopin, plus intime, bercé par la ligne nostalgique du bel canto italien, semble s'être intéressé à "l'élargissement en souplesse du jeu". L'auteur regroupe un nombre convaincant d'écrits des disciples du pianiste, qui mettent en particulier en avant, l'indépendance main droite main gauche, et le rôle de l'index (et non le troisième) comme pivot central...
Comme on s'interroge désormais sur la question du "son" et du style de Monteverdi, de Bach, de Mozart, il est légitime depuis quelques années de réviser et de réévaluer nos connaissances du romantisme à sa source. C'est à dire, s'agissant du livre de Jean-Jacques Eigeldinger, de réinventer Chopin, sans les habitudes et la cultures du post-romantisme.
Retrouver Chopin à la lumière de ses propres intentions. Un poète des mondes intérieurs, de l'au-delà des notes, du chant de l'âme profonde qui en font "l'héritier de Mozart et le précurseur de Debussy"... Voilà l'apport de ce texte superbement documenté qui aborde et classifie les sources documentaires avec une grande finesse et un esprit de synthèse.
La part de la technique parfaitement traitée n'est pas le moteur de la thèse. Elle est assujettie à l'idéal esthétique de Chopin. L'auteur montre comment l'homme sensible, le pédagogue, le compositeur sont intimement liés, composant les pans d'une oeuvre que nous devons parfaitement mesurer, dans sa géniale unicité. Le travail de décryptage à partir des partitions recensées est un autre aspect de l'approche: la notation présente ici ses limites comme elle permet d'innombrables perspectives d'interprétation. Les écrits ne sont pas tout: il faut les interpréter pour retouver s'il est possible, le testament musical de Chopin, sa signification profonde.
En se concentrant sur l'activité du professeur de piano, Jean-Jacques Eigeldinger dresse un portrait en deux parties: "Technique et style", "Interprétation d'oeuvres de Chopin", où chaque aspect interprétatif et sa résolution rapportée par les élèves et les témoins, est évoqué. En complément, deux cahiers de reproductions dont de nombreux portraits de Chopin sont ajoutés, mais aussi de nombreuses notes et annexes dont la parole des personnalités (Berlioz, Mendelssohn, Schumann, Delacroix...) et la liste des élèves de Chopin. Ainsi paraissent plus de 20 personnalités attachantes dans leur vénération pour le maître: Filtsch, Caroline Hartmann, Paul Guntzberg, E. von Gretsch, F. Steicher, Mikuli, Koczlaski... un groupe de pianistes au destins divers qui pour la plupart ne connurent pas la gloire de l'estrade. Pauline Viardot était quant à elle, déjà concertiste célébrée quand elle bénéficia des conseils de Chopin. Tous leurs écrits et témoignages attestent leur désir de comprendre et de transmettre l'art d'un génie du clavier qui fut, comble de l'histoire musicale, un autodidacte dont le professeur à Varsovie, était violoniste.
Pour les passionnés comme les amateurs, les textes réunis ici, qui sont l'oeuvre d'une nouvelle édition mise à jour, demeurent d'un prodigieux enrichissement.
Jean-Jacques Eigeldinger, Chopin vu par ses élèves
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