Dans le contexte de la Camerata Bardi, Emilio de’Cavalieri peut être considéré comme l’inventeur de la monodie accompagnée, même si ses contemporains (à commencer par ses rivaux Giulio Caccini et Jacopo Peri, ainsi que le théoricien Pietro della Valle) lui dénièrent farouchement ce titre. A cet égard, les Lamentations composées en 1599 participent de cette esthétique du buon canto dans laquelle la musique est la servante du texte (prima le parole, poi la musica) et suit le débit de la parole pour en enrichir le sens. Ecrites pour cinq voix, alternant les effectifs d’un épisode à l’autre (duo, trio, chœur de solistes), elles comportent suffisamment de passages solistes pour apparaître comme les premières lamentations monodiques que nous ayons conservées, celles de Vincenzo Galilei étant définitivement perdues. Leur écriture est âpre, tout entière tournée vers la peinture du mot et de la violence qu’il peut contenir : dissonances abruptes, modulations fréquentes, traitement en cellules mélodiques courtes Le madrigalisme y est roi, à l’image du lyrisme du texte mis en musique. Par contraste, les répons correspondants, écrits pour un effectif vocal similaire, se veulent plus apaisés, d’un contenu plus introspectif.
Ces pièces ont déjà été enregistrées intégralement par Livio Picotti (Tactus). Le projet de Vincent Dumestre à la tête de son ensemble Le Poème Harmonique est tout autre. Ici, trois leçons, suivies de trois répons, sont encadrées par deux psaumes. Les ambiances y sont radicalement différentes, et ce, dès les premières mesures. L’interprétation installe d’emblée un climat de ferveur contrite propre à l’office des Ténèbres. Le texte, parfaitement intelligible, est déclamé au gré d’une idéale sprezzatura qui fait la part belle à la violence inhérente des lamentations et aux libres improvisations ornementales des chanteurs (dans le droit fil de ce que l’on sait des pratiques interprétatives de l’époque baroque). L’ivresse sonore et spirituelle est immédiate, et totale. Les psaumes, psalmodiés en faux bourdons sont soumis au même traitement (un peu à l’image de ce que les membres d’A Sei Voci ont pu faire il y a quelques années avec le Miserere d’Allegri), mais les dessus ne sont pas les seuls conviés à orner leur parties : toutes les voix participent de cette métamorphose continuelle du tissu sonore, qui ne cesse de se renouveler et de se densifier.
Dans cette entreprise, l’ensemble des interprètes doit être salué, tant les instrumentistes (qui livrent un magnifique Ricercar de Quagliati, suavement mordoré et d’un bel élan) que les chanteurs (parmi lesquels François Piolino et Arnaud Marzorati), avec une mention spéciale pour le soprano virtuose et confondant d’expressivité de Claire Lefilliâtre (prodigieuse première leçon, d’une morbidité étouffante). L’homogénéité du groupe reste partout exemplaire, sans jamais affadir le lyrisme exacerbé de ces musiques. Un enregistrement exemplaire et fascinant, à ne manquer sous aucun prétexte.
Le Poème Harmonique( ensemble baroque )
Vincent Dumestre( direction )
Alpha / Abeille Musique 2001
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