La chanson profane L’Homme armé, dont on attribue la paternité à Busnois (précepteur du futur Charles le Téméraire, dernier duc de Bourgogne), compte parmi les plus célèbres de la fin du Moyen Age, au point que plus de quarante messes s’en inspirèrent. Cet engouement provient-il de sa possible origine bourguignonne en liaison avec l’ordre de la Toison d’or, d’une réminiscence des Croisades, ou encore d’une évocation cachée de Longus, le soldat romain qui transperça le flanc du Christ ? Aucune de ces hypothèses n’apporte d’éclairage satisfaisant sur les destinées d’une pièce dont le texte même reste énigmatique : « L’homme armé doit on doubter / On a fait partout crier / Que chacun se viegne armer / d’un haubregon de fer. »
Les compositeurs qui écrivirent des messes sur cantus firmus d’après L'Homme armé forment une grande lignée qui va de Dufay et Ockeghem jusqu’à Carissimi au XVIIe siècle, en passant par Pierre de La Rue, Obrecht, Palestrina, Morales et, donc, Josquin Desprez. Par deux fois, ce dernier revint sur cette mélodie pour édifier deux cathédrales sonores dans la pure tradition des polyphonies franco-flamandes. Toutes deux composées à quatre voix, ces messes révèlent de nombreuses similitudes dans leur écriture virtuose du contrepoint : imitations entre les voix, parfois en canon strict, passages en duo et trio, cantus firmus se faisant entendre de part en part, passant d’une voix à l’autre, tout en changeant de rythme. Si la Missa super voces musicales (qui doit son surnom à l’organisation de chaque partie autour d’une des notes de l’hexacorde : ut pour Kyrie, ré pour Gloria, etc.) possède une ampleur plus majestueuse que la Missa sexti toni, toutes deux culminent dans leur Agnus Dei. Dans la Missa sexti toni, il s’élargit à six voix et fait entendre simultanément quatre voix en canon deux à deux, pendant que deux autres voix entonnent le cantus firmus, l’un à l’endroit et l’autre à l’envers. Celui de la Missa super voces musicales expose simultanément les voix selon trois rythmes différents, puis enchaîne sur une dernière section en canon répétant inlassablement le cantus firmus.
A Sei Voci poursuit ici son intégrale des messes de Josquin Desprez avec la participation renouvelée, et toujours bienvenue, de la Maîtrise des Pays de Loire. Loin des architectures éthérées et évanescentes défendues par les ensembles anglais (avec parfois beaucoup de bonheur, cf. les Tallis Scholars chez Philips/Gimell), Bernard Fabre-Garrus travaille une sonorité plus âpre, solidement construite sur des pupitres graves, au grain sombre et serré – une esthétique pleinement justifiée par l’écriture même de ces deux messes. Alternant les effectifs, du petit groupe de solistes jusqu’au grand choeur, selon que le texte ou la solennité du morceau le justifie, le chef sait donner élan aux deux oeuvres (Kyrie, Sanctus) mais également délicatesse (recueillement des Agnus Dei, de l’Et incarnatus est du Credo de la Missa super voces musicales). Cette vision n’est pas exempte de menus défauts : problèmes de mise en place rythmique à la fin des deux Gloria, et surtout une franchise de l’émission vocale qui met en péril, ça et là, la limpidité de l’architecture contrapuntique. Mais cette version se démarque par sa cohésion d’ensemble et sa cohérence stylistique, ainsi que par une simplicité expressive qui sait se faire spirituelle.
Maîtrise des Pays de Loire( ensemble vocal )
A Sei Voci( ensemble vocal )
Bernard Fabre-Garrus( chef )
Astrée-Auvidis / Naïve 2001